Étude réalisée par le CESPRA Centre d’Études Sociologiques et Politiques Raymond-Aron (EHESS – CNRS)
Cette étude a été financée par l’Observatoire des métiers de l’audiovisuel, qui est piloté par la CPNEF de l’Audiovisuel et administré par l’AFDAS
Rapport Final : Janine Rannou, Ionela Roharik et Vincent Cardon
17 avril 2015
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INTRODUCTION
Depuis quelques décennies les travaux visant à faire avancer la réflexion sur les mécanismes de fabrication et d’évolution, à l’échelle historique, nationale et professionnelle, du plafond de verre se sont multipliés. Les recherches sectorielles, notamment, foisonnent. Les secteurs d’activité les plus classiques, comme d’autres, moins familiers (les professions religieuses ou les policiers par exemple), ont fait l’objet d’explorations détaillées. Certains travaux confirment et d’autres nuancent les hypothèses traditionnellement formulées dans le domaine des inégalités de genre, notamment ceux qui se sont intéressés au domaine de recherche situé au croisement de l’art, du travail et du genre. Les approches les plus novatrices ont porté sur l’analyse des trajectoires professionnelles étudiées à partir d’indicateurs spécifiques aux conditions particulières d’exercice des professions artistiques. On peut rappeler ici, entre autres, les travaux menés sur les artistes intermittents (comédiens, musiciens et danseurs) à partir d’un appariement original entre les données d’une enquête par questionnaire et des données issues d’une source professionnelle – la Caisse des Congés Spectacles – (Coulangeon, 2004, Rannou et Roharik, 2006). L’étude menée par J. Rannou et I. Roharik sur les danseurs a par exemple montré que dans l’univers de la création chorégraphique, les disparités hommes / femmes existent, mais qu’on ne les rencontre pas là où elles se situent traditionnellement. Si l’accès des femmes à l’emploi est plus difficile et leurs conditions de carrière plus précaires que celles que connaissent leurs collègues masculins, elles souffrent peu d’une division sexuée du travail. Elles ne pâtissent pas non plus de salaires plus faibles, pas plus qu’elles ne subissent de sanction sur le prix de leur travail. Elles ne connaissent pas de dé-classification massive et leur longévité professionnelle est comparable à celle des hommes. Pourtant, ce portrait ne contredit pas le constat général du fait qu’au sein des populations les plus précaires, ce sont les femmes qui connaissent les situations les plus fragiles. Mais il le réajuste au contexte particulier de ces métiers et du marché sur lequel ils s’exercent.
L’analyse du marché du travail audiovisuel, et celle des carrières des individus qui s’y déroulent, constituent des défis majeurs. La variété des statuts d’emploi, de tailles et de nature d’employeurs, d’univers de production, rend l’analyse particulièrement délicate, et impose un renouvellement constant, pour chaque question posée, des méthodologies habituellement mobilisées. La question du genre et des discriminations liées au genre n’échappe pas à cette exigence.
Le secteur audiovisuel représente un univers de production particulièrement composite, peut être plus encore que le spectacle vivant avec lequel il entretient des flux de mobilités. Il fait cohabiter de très grosses entreprises (dans le monde de la radio ou de la télévision par exemple) avec de petites unités plus ou moins éphémères : petites sociétés de production qui n’existent que le temps d’un projet, sociétés d’édition phonographique attachées à un artiste… La diversité des activités (télévision, cinéma, post-synchro, studio d’enregistrement, industries techniques, etc.) renvoie à autant de segments de marché qui se caractérisent par des pratiques salariales très différentes (durée des contrats plus ou moins longue, niveau de salaires journaliers peu comparables, etc.). Il est aussi l’espace d’une juxtaposition de plusieurs groupes professionnels, porteurs chacun d’une forte identité (artistes, ouvriers, techniciens, cadres, journalistes…) et chacun de ces groupes est lui-même composé d’une multitude de métiers. Le poids des femmes diffère très sensiblement d’un groupe à un autre et leur reconnaissance professionnelle également. Sur ce marché du travail cohabitent, également, des salariés intermittents, des salariés permanents en bien plus grand nombre que ce que l’on observe dans le spectacle vivant…
La première question à résoudre est donc celle de l’existence ou non de données permettant de couvrir de façon homogène ou au moins complémentaire l’ensemble des secteurs, des activités, des métiers etc. de l’univers audiovisuel. Les sources sont multiples. Elles ont rarement été mises à plat, très peu mobilisées de concert et encore plus rarement appariées. L’une des ambitions de cette recherche était précisément d’établir un tableau de bord statistique. Mais il s’agissait également, outre de mesurer les inégalités entre hommes et femmes dans ce secteur, de tenter de démêler le lacis des mécanismes qui les produisent.
Pour comprendre les inégalités de genre, deux registres conceptuels complémentaires sont généralement mobilisés : celui de la discrimination, perceptible notamment en matière d’écarts de rémunération et celui de la ségrégation, qui se traduit dans la spécialisation et la hiérarchisation sexuelle de l’organisation du travail. Le premier relève d’une approche transversale, traitant les disparités sexuelles sur certains grands indicateurs comme des variables explicables de la structuration et de l’évolution de grands agrégats, qu’il s’agisse du marché du travail ou de certains de ses segments. L’autre suppose une approche longitudinale, qui permet d’appréhender les destins individuels, en rendant compte des processus amenant un individu à une situation donnée. Ces deux logiques explicatives doivent être mobilisées de façon imbriquée.
Un travail sur les inégalités de genre dans l’audiovisuel suppose également de tenir compte de deux dimensions, à analyser de concert : une dimension sectorielle et une dimension professionnelle. La prise en compte de la dimension sectorielle se fonde sur l’hypothèse d’un effet discriminant des secteurs d’activité sur le marché de l’emploi. Mais ces secteurs configurent également des espaces professionnels au sein desquels des pratiques sociales et professionnelles particulières influent sur les conditions d’emploi (le prix du travail, la durée des contrats, etc.) et les conditions de mobilité professionnelle.
Concernant la dimension sectorielle, relevons que, étant plus ou moins ouverts aux nouveaux professionnels, assurant des conditions inégales de stabilité aux employeurs qui sont eux-mêmes soumis à une forte incertitude consubstantielle au marché du travail intermittent, chaque secteur assure aux salariés des chances de survie très différentes. La participation des différentes branches à l’offre d’emploi artistique est loin d’être identique. Surtout, bien qu’appartenant au même grand secteur, des entreprises de télévision, cinéma, post-synchro, studio d’enregistrement, industries techniques…etc ont peu en commun. Les grosses entreprises de radio et de télévision dont le fonctionnement pourrait être apparenté à des marchés primaires coexistent avec de petites unités qui n’existent que le temps d’un projet (les petites sociétés de production) ou dont la vulnérabilité est directement liée à l’attache à un artiste (les sociétés d’édition phonographique) ou au positionnement au sein d’un « marché biface »1 où le financement publicitaire et la sanction de l’audience sont déterminants et peuvent fragiliser fortement le fonctionnement des entreprises dont le socle financier est moins solide (Sonnac, 2006).
Les branches se trouvent ainsi au coeur de la structuration des espaces professionnels sur lesquels se dessinent en partie les carrières des salariés intermittents, car elles offrent, avant tout, des opportunités professionnelles hétérogènes. Au sein des secteurs artistiques, anticipées ou saisies, ces opportunités sont discernables à travers des fonctionnements spécifiques dictés par des règles et pratiques sociales et professionnelles particulières, par l’adhésion à des valeurs professionnelles véhiculées par des genres artistiques spécifiques…. 2.
La dimension professionnelle s’articule autour de très nombreuses situations de discrimination entre différentes catégories de salariés (les hommes et les femmes, les jeunes inexpérimentés et les autres…) autour desquelles se définissent des fonctionnements spécifiques et contrastés du marché du travail. Ces fonctionnements peuvent cloisonner ou traverser les branches en configurant des espaces professionnels plus ou moins protecteurs en termes de conditions de travail, survie professionnelle, réussite de carrière pour les différentes catégories de salariés. L’univers du spectacle a cette particularité de réunir, lorsque l’on définit une branche, trois logiques de structuration : une logique organisationnelle, une logique de production culturelle et une logique artistique. Sur la trame de ce type de structuration de l’emploi, les formes de discrimination traditionnelles y revêtent aussi des formes particulières. Le jeune âge n’est pas forcément synonyme de manque d’expérience comme sur le marché du travail classique, talent et précocité se substituant souvent aux acquis professionnels obtenus par ancienneté3. De même, la hiérarchie des positions professionnelles attribuées aux hommes et aux femmes ne se fonde pas exclusivement ni même majoritairement sur la répartition verticale du travail mais repose également sur une discrimination par genre et esthétiques artistiques (Menger, 1997 ; Ravet, 2003 ; Coulangeon, Ravet, 2003 ; Rannou, Roharik, 2006).
Comme domaine de production et de diffusion artistique et culturel, l’audiovisuel est également un espace dans lequel cohabitent des groupes professionnels à forte identité (artistes, ouvriers, techniciens, cadres, journalistes…), eux-mêmes composés de métiers dont le degré de féminisation, de spécialisation, et le statut d’emploi diffèrent largement. La reconnaissance professionnelle qui en découle, associée à une présence plus importante de salariés permanents, diffère sensiblement d’un segment du marché à un autre.
En effet, dans nos précédents rapports, nous avons montré qu’analysée dans son ensemble à partir des indicateurs d’évaluation de la discrimination d’une part (en termes d’accès à l’emploi, de capacité à se maintenir sur le marché, de salaire, de rémunération du travail), de la ségrégation d’autre part (en termes de possibilité d’accès aux emplois les mieux rémunérés ou de statut élevé), la situation des femmes n’était pas si différente de celle des hommes ou plutôt que les résultats étaient contrastés. Dès que sont mises en oeuvre des analyses plus fines des patterns de carrières, les disparités de situations entre femmes et hommes apparaissent plus clairement. Non que les femmes occupent massivement les segments d’activités ou les positions professionnelles les plus défavorisées mais parce qu’elles sont toujours plus nombreuses au sein des niches les plus défavorables.
Or la difficulté consiste à identifier ces niches. L’emploi usuel d’indicateurs socio-économiques fondés sur des mesures de tendance centrale (moyennes, autres mesures de distribution), ne permet pas de les spécifier car le propre de ces mesures globales est d’araser les différences. Ainsi, une même moyenne peut correspondre à deux situations très dissemblables : soit un groupe très homogène pour lequel la variable mesurée prend quasiment la même valeur partout, soit, à l’opposé, une population scindée en deux pôles, l’un où les valeurs de la variable sont très basses, l’autre aux valeurs très élevées. Cet exemple simple peut être généralisé à l’échelle de populations plus étendues pour lesquelles la polarisation ne se réduit pas qu’à deux segments, mais concerne trois, quatre, voire plusieurs sous-ensembles, dont la différenciation est plus subtile et plus complexe. Mais que les inégalités de genre soient discrètes ou sujettes à des logiques de spécialisation ou de déroulement de carrière débouchant sur leur « invisibilisation » ne signifie pas qu’elles n’existent pas. Il faut, pour les mesurer et les expliquer, trouver un mode d’organisation et de synthèse de l’information propre à autoriser la combinaison du nombre le plus important possible de variables pour espérer atteindre ces zones d’émergence d’inégalités, voire de discriminations. C’est d’ailleurs pour répondre à ce besoin des sociologues qu’ont été développées des modélisations spécifiques telles que l’analyse des classes latentes, les régressions logistiques (de tradition plutôt anglo-saxonne), l’analyse des correspondances multiples, etc., et c’est la mobilisation de ces modélisations qui nous a permis de mieux cerner ces espaces d’émergence des inégalités de genre, zones dans lesquelles les femmes vont se retrouver non pas seules mais sur-représentées.
Dans ce rapport, et après un premier tableau de bord statistique des inégalités de genre dans l’audiovisuel (Chapitre 1), trois types d’approches complémentaires ont été développées visant toutes à cerner les carrières féminines dans l’essentiel de leurs dimensions : la dimension sectorielle tout d’abord (Chapitre 2), la dimension catégorielle ensuite (Chapitre 3) avant de nous intéresser à leur capacité à se situer dans les réseaux d’échange entre l’offre et la demande d’emploi, notamment lorsqu’elles se situent au sommet de la hiérarchie des positions professionnelles, traditionnellement dominé par les hommes, celle de réalisateur(trice) (Chapitre 4). Le monde de l’audiovisuel est aussi largement composé de journalistes, permanents et non permanents, et nous nous pencherons, enfin, sur ce groupe professionnel, à partir de l’exploitation des données de la carte de presse (Chapitre 5). Faisant varier le statut d’emploi (permanent vs non permanent) dans une gamme de métiers plus larges, nous explorons enfin comment les inégalités de genre s’expriment dans une grande entreprise audiovisuelle française, à partir d’une première étude de cas fondée sur des données de France Télévisions (Chapitre 6).
1 Dans la mesure où beaucoup de médias proposent à la fois un support publicitaire à des annonceurs et un contenu journalistique à des lecteurs, auditeurs ou autres téléspectateurs qu’il faut également séduire, on peut considérer qu’ils s’inscrivent sur un marché biface.
2 Se mêlent ainsi deux définitions. La première est la définition traditionnelle du segment donnée par certaines écoles d’économistes à commencer par Clark Kerr qui, en parlant de « balkanisation du marché du travail » (Kerr, 1954), identifie l’existence des mondes différents régissant les actes et les mouvements d’acteurs qui se rencontreraient peu voire pas du tout et étant structurés essentiellement par les entreprises. La seconde est celle proposée par Anselm Strauss pour l’analyse des groupes professionnels vus comme « agrégations de segments poursuivant des objectifs divers plus ou moins subtilement maintenus sous une appellation commune » (Strauss, 1991).
3 Le suivi des différentes cohortes de danseurs a pu mettre en évidence, par exemple, une faible prime à l’expérience et à l’ancienneté sur le volume d’activité et sur les salaires (Rannou et Roharik, 2006).